7 mois d'immersion en Italie, à Bologne. Expérience inoubliable dont ce blog n'est qu'un aperçu, j'ai essayé de partager avec le plus grand nombre mes découvertes, mes voyages, et quelques réflexions sur ce pays qui me fascine tant.

Mois après mois

16 février 2006

Elections 2006 (2): Politique et médias, l'anomalie italienne.

Je dois vous avouer que ce magnifique titre « l’anomalie italienne » n’est pas de moi. C’est « Reporters sans frontières » qui intitule ainsi un rapport d’avril 2003 sur les médias italiens (le rapport est disponible sur ces liens, en italien, et en français). Pour eux, il existe, en la personne de M. Berlusconi, un conflit d’intérêts évident dans les moyens de communication italiens. Au classement mondial de la liberté de la presse dans le monde en 2002, RSF classe l’Italie 40ème sur 139 pays étudiés. Cela vous donne une petite idée de la situation…

L’étroit rapport entre politiques et télévisions en Italie n’est donc pas un mythe. Le constat est simple : sur les 7 chaînes de télévision hertziennes, 6 sont plus ou moins directement sous le contrôle de M. Berlusconi (privé et public confondus).

Coté public, la RAI (pour Radio Audizioni Italiane) occupe les trois premiers canaux (Rai 1, Rai 2 et Rai 3).

L’ « influence berlusconnienne » passe par le ministère de l’Economie, actionnaire majoritaire, qui nomme, entre autre, le directeur général du groupe, en lien avec le conseil d’administration. Ce dernier représente un contre pouvoir donc ? Pas du tout, car les membres de ce conseil sont nommés par les présidents des deux chambres du parlement (qui sont forcément, dans la logique des institutions italiennes, du même bord politique que le président du conseil, puisque les italiens votent pour le parlement afin de déterminer le président du conseil). Ou comment mettre pouvoirs et contre pouvoirs du même coté de la balance…

En pratique, ce pouvoir indirect, mais bien réel, confère au président du conseil un véritable droit « de vie ou de mort journalistique » sur les personnes travaillant sur ces trois chaînes publiques. L’affaire a fait beaucoup de bruit en Italie : à son arrivée au pouvoir en 2001, Berlusconi a fait disparaître de l’antenne du service publique deux journalistes de renom, Enzo Biagi et Michele Santoro, jugés trop à gauche.

Coté privé, la situation est encore plus incroyable. C’est le groupe Mediaset


qui occupe les canaux 4 (Rete 4),


5 (Canale 5),


et 6 (Italia 1).


Ce groupe a été fondé par Berlusconi lui-même en regroupant les milliers de mini-chaînes privées locales qui avaient envahi la péninsule dans les années 70. Il détient aujourd’hui 48,2% du groupe, et n’en est pas donc pas l’actionnaire majoritaire. Mais là encore, ne vous réjouissez pas trop vite, car celui qui détient le reste des actions n’est autre que Piersilvio Berlusconi, le fiston ! Inutile donc de préciser que le contrôle de papa est total. Et le spectateur dans tout ça ? Pas très malin à en juger par le contenu des programmes proposés.

En résumé, c’est ce que j’appelle la télévision du père, du fils, et du simple d’esprit ! C’est le tube catholique italien…

Pour la petite histoire, c’est également avec le groupe Mediaset que Berlusconi avait créé en France (en 1986) « La Cinq ».

Cette chaîne, disparue en 1992, était alors la première chaîne généraliste commerciale (autrement dit privée) du paysage audiovisuel français, TF1 ayant été privatisée l’année d’après.

Toujours est-il que cette possession plus ou moins directe de la quasi totalité des chaînes de télévision (quasi car La 7, dont je parle plus bas, fait figure d’exception) permet à Berlusconi d’occuper le petit écran, en cette période électorale, du soir au matin. En participant à tous les programmes possibles et imaginables : du débat sérieux au magazine sportif en passant par les émissions « people », chaque programme est une occasion de se montrer sous un jour différent (clairement dans le but de plaire à un électorat différent). Pour le Cavaliere, il semble que dans la télévision, comme dans le cochon, tout soit bon !


Seule une chaîne, donc, semble avoir résisté à l’invasion de la famille Berlusconi : La 7.


Lancée en 2001, avec l'ambition avouée de devenir une alternative aux deux géants RAI et Mediaset, à l’heure actuelle, La 7 ne couvre que 83% du territoire et ne fait une audience moyenne que de 2% environ. L'objectif est donc encore loin d'etre atteint. Il faut toutefois reconnaître qu’elle propose des JT particulièrement équilibrés – politiquement parlant –, ce qui est trop rare sur les autres chaînes pour être souligné.

En effet, dans ce système où il est pour le moins difficile de faire la part des choses entre informations et affirmations télévisées, les JT, surtout quand ils traitent de politique, apparaissent comme la partie émergée de l’iceber-lusconi. Certains TG (pour telegiornale, c’est-à-dire les JT), sont absolument hallucinants pour un spectateur français, habitué, quoiqu’on en dise, à une certaine neutralité dans la présentation de l’actualité politique.

Le TG 4 (donc le JT de la quatrième chaîne du groupe Mediaset : Rete 4) est le pire des exemples. Le présentateur Emilio Fede est tout à la fois : journaliste et éditorialiste.

Celui qui ne cache d’ailleurs pas son amitié avec le président du conseil (qui est pour lui « plus qu’un ami, presque un frère ») commente chaque reportage, donne son avis sur tout – et il donne surtout son avis, qui semble plus important que l’information elle-même – encense ouvertement le centre-droit, et descend vertement le centre-gauche.

A cette fin, tous les moyens sont bons. Du commentaire d’opinion, comme je viens de l’expliquer, aux photos projetées derrière lui pendant tout le journal (montrant un Berlusconi confiant, souriant et donc rassurant, et un Prodi dans des positions ridicules, grimaçant, et franchement pas attirant), en passant par les reportages en apparence anodins (les échafaudages qui envahissent Rome et polluent le paysage urbain) mais constituant en fait de véritables charges contre l’opposition (Rome a une mairie de gauche), son journal ferait un excellent support pour l’étude de la manipulation de l’information. Et contrairement à ce qu’on aurait tendance à penser, l’impact n’est pas forcément meilleur quand la critique est évidente. Les photos en fond d’écran fonctionnent presque comme des messages subliminaux.

Enfin, le recours aux interviews de rue est systématique. Bon moyen de faire dire aux gens ce que Fede ne peut pas dire lui même, de manipuler les téléspectateurs en renvoyant une image, sinon fausse, forcément déformée de la réalité (qui nous dit que ce qui est montré à l’antenne reflète bien l’ensemble des réactions récoltées ?), c’est donc tout simplement une méthode très efficace pour appuyer les propos de Fede, et donc les rendre légitimes.

C’est exactement le même raisonnement qu’a Berlusconi quand il explique à un magistrat qui l’accuse, que son pouvoir de président du conseil est plus légitime que celui du magistrat, car il repose sur la majorité du peuple, alors que le magistrat, lui, n’a passé qu’un concours. Dans son dernier livre "A passo di gambero - Guerre calde e populismo mediatico", Umberto Eco revient sur cette brillante sortie de Berlusconi (qui date de quelques années déjà) en commentant que lorsqu’un homme politique base toute sa légitimité sur le peuple, il pratique le plus simpliste des « populismes ». le TG 4 fonctionne de la même manière.

Le mot « propagande » brûle forcément les lèvres face à de tels comportements. D’ailleurs, hasard ou pas, mais en italien, le mot propaganda n’a pas cette connotation de manipulation, comme en français. Il désigne de façon absolument neutre, dans le langage courant, la campagne électorale.

Alors, malgré tout, à la décharge de Berlusconi, et afin de mieux comprendre le système médiatique italien, il est nécessaire de préciser que cette « politisation » des journaux télévisés, et par extension des chaînes, ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Berlusconi.

Depuis sa création, en 1954, La RAI est en effet fortement politisée. Dans ces années-là était en vigueur la politique dite de la lottizzazione (lotissement, répartition) qui consistait à attribuer un canal à chacun des grands courants politiques. C’est ainsi que dans leurs premières années, Rai 1 était attribuée à la Démocratie Chrétienne,

Rai 2 – créée en 1961 – aux socialistes,

et Rai 3 – crée en 1979 – aux communistes.

Cette pratique était vue comme un moyen de garantir le pluralisme du service public. Encore aujourd’hui, le conseil d’administration de la RAI est lottizzato (donc "réparti") puisque les 9 membres sont répartis en fonction des différentes forces politiques représentées au parlement. Donc actuellement la coalition de centre-droit y est majoritaire, et y fait la pluie et le beau temps. Mais malheureusement, celle-ci ne se limite pas à la météo, et l’ensemble des programmes de la Rai (même si Rai 3 est plus généralement orientée à gauche – un reste de lottizzazione) est plutôt élogieuse à l’encontre de Berlusconi.

La dépendance du service public au pouvoir politique est donc bien réelle, et nul doute que Berlusconi, s’il n’a certes pas inventé ce système, aura visiblement bien appris à s’en servir !
Par contre, je serais curieux de savoir ce que de l’appartenance politique ou des compétences professionnelles compte le plus pour être embauché…

Quoiqu’il en soit, les élections approchent (et la démocratie recule, comment veux-tu… convaincre les incrédules ??!!) et, heureusement, une loi est censée remettre un peu d’ordre dans le traitement de l’actualité politique par les différents journaux télévisés.

Cette loi a pour nom par condicio, et prévoit, comme en France (me semble-t-il), une égalité dans le traitement – à la télé comme à la radio – des différentes forces politiques se présentant aux élections. Cette égalité est seulement d’ordre temporelle (c’est-à-dire que doit être accordé le même temps de parole à tout le monde), ce qui permet à des journalistes comme Emilio Fede (qui évidemment dénonce une loi injuste, atteignant à la liberté d’expression…) de contourner cette loi en donnant, certes, un temps égal aux deux forces politiques majeures, mais en étant peu regardant sur l’égalité dans la manière d’en parler !

Cette par condicio est également, très critiquée par Berlusconi qui, comprenons-le, se voit refuser l’entrée dans sa propre maison (les chaînes de télévision). Selon lui, il faudrait réformer cette loi en accordant un temps de parole proportionnel à la représentation de chaque formation au parlement. Forcément, le premier parti en Italie est justement celui de Berlusconi, Forza Italia, car arrivé en tête des élections précédentes ! Le Cavaliere oublie juste qu’avec cette nouvelle par condicio, son parti, créé ex-nihilo en 1994, n’aurait jamais pu arriver au pouvoir !

La technique malgré tout trouvée par le président du conseil pour retarder au maximum l’entrée en vigueur de cette loi a été de repousser de deux semaines la dissolution normale des chambres du parlement avant une élection (cette dissolution a eu lieu le 11 février au lieu du 27 janvier), pour retarder l’entrée en vigueur de la par condicio. Le prétexte étant la « nécessité absolue » de faire voter des lois d’une « importance vitale » pour le pays (et donc qui ne pouvaient pas être votées plus tôt… !).

De toute façon, la portée de cette par condicio reste limitée puisqu’elle ne porte que sur les chaînes nationales. Les locales, très nombreuses en Italie (plus de 500), ne sont pas concernées par ces restrictions. Berlusconi aurait (selon le quotidien Corriere della Sera du 7 février) déjà enregistré des dizaines de spots destinés aux télévisions locales, les messages étant bien entendu adaptés aux lieux de transmission.

En conclusion, en Italie plus qu’ailleurs, politiques et télévisions sont comme deux amants : si leur liaison est un secret (de polichinelle bien sur), en réalité rien ne pourrait les séparer. Leur existence même est d’ailleurs interdépendante : la télé ne parle que de politique, et les politiques ne parlent qu’à la télé. Et les autres, les 99% de personnes n’appartenant ni à la classe politique, ni à celle des journalistes ? Ils sont réduits à leur rôle de téléspectateurs, c’est-à-dire littéralement à « ceux qui voient de loin ».

Berlusconi est donc l’inventeur d’un nouveau type de régime : la « lontano-cratie » : une démocratie, mais de loin ! Et au bout du compte, un système qui est loin, mais très loin d’être une démocratie…

A suivre…

3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai étudié cela à la fac et c'est passionant ! Tu décris tout ça très bien...Je n'ai pas la télé et je fais bien ! Les rares fois où j'ai l'occasion de la voir c'est assez affligeant !
Par contre quand j'étais petite j'adorais les dessins animés de "youpi l'école est finie" sur la cinq... ;-)

Cyriel a dit…

C'est vrai que la télé italienne est affligeante, mais le pire dans tout ça, c'est que, à mon sens, elle ne fait que refléter l'état de la démocratie dans ce pays. C'est dommage tout ça.

Par contre c'est vrai que Youpi l'école est finie c'était très sympa!! (j'avais complétement oublié l'existence de ce dessin animé).

Anonyme a dit…

Encore un article très instructif et intéressant. Merci Cyriel