7 mois d'immersion en Italie, à Bologne. Expérience inoubliable dont ce blog n'est qu'un aperçu, j'ai essayé de partager avec le plus grand nombre mes découvertes, mes voyages, et quelques réflexions sur ce pays qui me fascine tant.

Mois après mois

17 mars 2006

Elections 2006 (3): Silvio, arrête ton char... isme!

Voici le troisième message consacré à l’évènement de l’année en Italie : les élections politiques. Elles auront lieu, je vous le rappelle, le dimanche 9 et lundi 10 avril prochain. Ce message est certainement le plus long que je n’aie jamais posté sur ce blog. J’espère que vous aurez le courage de le lire jusqu’au bout ! (si si je vous assure, c’est intéressant !).

Il s'agit d'une réflexion qui concerne, vous l'aurez compris au titre, le charisme de Silvio Berlusconi.

Il est évident que lors d’une campagne électorale, le politique doit non-seulement convaincre l’ « intellect » des électeurs, en présentant des idées claires regroupées dans un programme précis, mais il doit encore plus séduire leur « affect », c’est-à-dire s’attirer leur sympathie. Un lien émotionnel entre l’électeur et le candidat est en effet bien plus fort et durable que nombre de propositions, aussi intelligentes soient-elles.

On englobe souvent cette capacité à plaire autrement que par ses idées sous la notion pour le moins floue de « charisme ». Défini par le dictionnaire comme une « fascination irrésistible qu'exerce un homme sur un groupe humain », le charisme, à mon sens, se manifeste au moins de trois manières différentes. Il peut être lié au physique, au comportement, ou à la rhétorique de la personne.

Mon « sujet d’étude » est donc l’inévitable Silvio Berlusconi (qui squatte tous les médias, jusqu’à ce blog !), car il est justement réputé pour être « charismatique ».

Alors concernant le physique, je ne vais pas m’étendre sur la question étant donné qu’il s’agirait de ne parler que de perceptions et de jugements personnels, donc par définition pas très objectifs. Sachez juste que le président du Conseil italien est né en 1936, et qu’il a donc 70 ans cette année. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne les fait pas. Le miracle s’appelle chirurgie esthétique, implants capillaires, et autres traitements « rajeunissants ». Une partie de son charisme physique s’explique donc certainement par cette apparente immortalité : prenez une photo de lui il y a dix ans, et comparez-la avec une actuelle, vous n’y verrez aucun changement (alors que Prodi, lui, a bien changé !).

En ce qui concerne la rhétorique et le comportement, par contre, je vais un peu plus m’étendre en vous proposant quelques-unes de mes réflexions (qui valent ce qu’elles valent).

Deux rendez-vous télévisés récents constituent le point de départ, et donc l’illustration, de mes réflexions relatives à la rhétorique berlusconienne. Le premier est une interview de Berlusconi datant de dimanche dernier (12 mars), et le deuxième est le débat de mardi dernier (14 mars), où Berlusconi a affronté son grand rival Romano Prodi.



Ce débat n’est pas le premier entre les deux hommes (ils s’étaient déjà affrontés en 1996). Mais c’est le premier débat « à l’américaine » en Italie, puisque des règles très strictes avaient été convenues par les deux coalitions (temps de parole précis, couleur du décor, plans des caméras, etc.). Cette rencontre a bien sûr constitué un évènement cathodique, et a été suivie par plus de 16 millions de personnes, soit 52% des parts de marché (c’est-à-dire à peu près autant que pour la finale de la coupe du monde de foot France 98…).

En ce qui concerne l’interview, elle a aussi fait pas mal de bruit en Italie (et beaucoup moins d’audience aussi !), mais de manière plus inattendue. En effet, Berlusconi a quitté le plateau avant la fin du programme, furieux de la manière dont il était interrogé par la journaliste Lucia Annunziata. Ouvertement de gauche, cette journaliste a été présidente de la Rai pendant une année, poste dont elle a démissionné en 2004, estimant être devenue la « boîte aux lettres des requêtes du président du conseil ». Le contentieux entre Annunziata et Berlusconi est donc ancien et connu.

L’émission, hebdomadaire, s’appelle In Mezz’ora (« en une demi-heure »), et est diffusée sur Rai 3, seule chaîne légèrement orientée à gauche du paysage télévisuel italien.

Afin de ne pas parler dans le vide, je vous propose une retranscription (faîte maison !) des principaux échanges de cette interview. C’est un peu long à lire, mais très instructif sur la rhétorique de Berlusconi. J’ai inséré des commentaires dans le corps de la retranscription, quand il fallait éclaircir ou préciser certains points. Ces commentaires sont entre crochets []. Enfin, comme le veut la règle typographique, chaque coupe de l’interview originale est signalée par le symbole (…).

Vous imaginez bien que je n’ai pas pu faire le même travail de retranscription pour le débat, car c’est un blog à part entière que j’aurais dû ouvrir pour y mettre tout le texte ! Sans compter sur le temps qu’il m’aurait fallu pour faire ce travail. Déjà que là…




(…)
L.A: "Après cinq années au gouvernement, vous vous retrouvez, monsieur le président, dans une situation où vous êtes connu dans le monde surtout pour deux raisons : la première est votre grande amitié avec Bush (…), et la deuxième est le fait d’être le leader occidental qui représente le plus grand conflit d’intérêts de l’histoire des pays occidentaux. (…)"

S.B : "J’ai travaillé 50 ans pour créer des entreprises, j’ai donné du travail à 56 000 personnes, et quand mon pays était en danger le liberté, j’ai fait mon entrée en politique pour apporter mon expérience et ma capacité au service du pays. Je ne crois pas que les italiens retiennent que je doive abandonner les entreprises que j’ai fondées, et qui fonctionnent encore. Il suffit que vous demandiez à un italien si Mediaset est partisane, il vous dira que ce n’est pas le cas. Et si c’était le cas, les chaînes du groupe perdraient automatiquement la moitié de leurs téléspectateurs. Je crois que les partisans se voient où ils sont. C’est-à-dire sur la Rai. La Rai Tre, par exemple, est une machine de guerre contre le président du Conseil et son orientation politique.(…)

Il y a un conflit d’intérêts en Italie, qui est gigantesque. C’est celui des coopératives rouges qui obtiennent la protection des mairies rouges, qui font des profits importants et qui ne payent pas d’impôts, et qui, avec ces bénéfices soutiennent les partis rouges. Et quand il y a des combines avec des organisations criminelles et autres, ils ont des magistrats rouges qui étouffent toutes les procédures dirigées à leur encontre."

L.A : "En ce qui concerne votre influence sur les choix éditoriaux de la Rai, je me souviens que quand vous êtes arrivés au pouvoir, en 2001, vous disiez qu’à la Rai, vous n’auriez touché à rien, même pas aux plantes. Une des blagues qui circule dans les couloirs de la Rai, c’est qu' effectivement, les seules choses que vous n’ayez pas touchées à la Rai sont les plantes du 7ème étage, puisque pour le reste, tout a changé après les 5 années de votre présence au gouvernement. L’épisode le plus compliqué, pour vous, est probablement resté celui de la chasse de Biagi et Santoro. Je vois que vous riez, mais sur cette chaîne, vous ne pouviez pas imaginer ne pas être interrogé sur la question. Vous vous êtes fait connaître dans le monde comme celui qui bâillonne les journalistes."

S.B : "Ma réputation internationale est bien différente de ce que vous affirmez. Tout le monde voit ce qui se passe quand je vais à l’étranger.

Toujours est-il que ce n’est pas vrai qu’à la Rai tout a changé. A la Rai il y a une forte présence de la politique, et de la gauche. (…) Concernant Santoro et Biagi, je vous réponds que je n’ai pas attaqué les personnes, mais leur comportement. Ils ont fait un usage criminel de la télévision dans la mesure où, travaillant sur le service public, dans la période immédiatement précédent les élections, Biagi avait fait venir Benigni, et Santoro [voir mon message du 16 février sur la politique et les médias] avait fait des émissions qui avaient violé la vérité. Ils se sont mal comportés.

Il a été donné une interprétation de cette affaire déformée de la vérité. Moi je ne disais pas qu’ils devaient s’en aller. Je disais qu’ils devaient être honnêtes dans l’utilisation d’un moyen qui est payé par tous, et qui s’appelle télévision publique.

Alors pour Biagi, il a été convenu, avec un riche contrat de plusieurs milliards, qu’il se mette à la retraite. Pour Santoro aussi il a été convenu qu’il quitte la Rai, parce qu’il a eu comme récompense, par la gauche, un poste au parlement européen."

L.A : "Monsieur le président, ce terme de « convenu » est offensif ." (…)

S.B : "Moi je voudrais expliquer aux téléspectateurs que j’ai une interview de la part d’une journaliste qui a un fort préjudice par rapport à mes positions politiques, et qui est une journaliste d’expression absolue, organique, de la gauche. Continuons."

L.A : "Tous les ministres de la Casa delle Libertà qui sont venus ici m’ont dit la même chose, avec un sourire, parce que mes positions sont connues. Mais le problème, (…) c’est que récemment, vous avez fait face à des prises de positions de personnes beaucoup plus importantes que moi, comme Paolo Mielli [directeur du premier journal italien le Corriere della Sera, plutôt centriste, et ayant publié le 8 mars un édito choc appelant à voter à gauche], et là aussi vous avez répondu qu’il s’agissait de prises de positions partisanes. Alors je vous demande ceci : vous êtes un libéral, un libériste, mais pour un journaliste, la liberté de prendre position existe-t-elle ? Qu’y a-t-il de problématique dans le fait de prendre position ?"

S.B : "Rien. Mielli m’a donné raison. J’étais démenti par toutes les personnes de gauche quand je disais que le Corriere était absolument peu objectif parce qu’il partait, pour juger les faits, de positions préjudicielles de gauche, j’ai eu encore une fois raison, et l’article de Mielli a fait la clarté sur une situation que j’avais dénoncée de manière explicite : il y a toujours 85% de la grande presse (…) qui est liée à des pouvoirs économiques forts, qui évidemment ont beaucoup d’intérêts à se faire protéger par la gauche. (…)

Mais vous me faîtes dire quelque-chose qui peut intéresser les électeurs ?... Maintenant je vais vous dire moi ce que je voudrais que vous demandiez. J’aimerais que vous me demandiez pourquoi les électeurs doivent voter pour nous et non pour la gauche."

L.A : "Pour ça, vous aurez à disposition…"

S.B : "… non, j’ai à disposition cette interview … Vous êtes une violente, et vous cherchez à ne pas me faire dire les choses… Vous exprimez de la violence envers moi."

L.A : "Monsieur le président, moi je voudrais avoir le privilège d’être une des rares journalistes qui peut vous poser des questions au lieu de s’entendre dire ce que vous aimeriez vous entendre dire. J’aimerais vous poser des questions et continuer à le faire. C’est une interview. Vous aurez les débats…"

S.B : "…vous êtes en train de profiter de ma bonne éducation."

L.A : "Nous sommes tous les deux de très bonne éducation monsieur le Président. Il reste le fait que les questions, ici, chez moi, c’est moi qui les fait."

S.B : "Je croyais qu’ici, c’était la maison de la Rai, de tous les italiens."

L.A : "Quand je dis chez moi, je parle de ce tout petit morceau d’antenne qui est le mien."

S.B : "Alors vous me demandez ce qu’a fait le gouvernement pendant ces cinq années ? Vous me demandez ce qu’il fera pendant les cinq prochaines années ? Nous arrivons à la fin de l’émission. Mes compliments…"

L.A : "Mais non, nous en sommes à 14 minutes."

S.B : "Alors vous me faîtes expliquer les choses qui intéressent les téléspectateurs, et pas seulement vous ?"

L.A : "Monsieur le président. Cette émission est faite par moi, vous aurez d’autres situations, d’autres journalistes, d’autres endroits…"

S.B : "Alors je vous demande poliment de me faire dire quelque-chose de concret, au lieu de parler de ces histoires qui regardent le passé."

L.A : "Si après cinq ans de gouvernement, tous les pouvoirs forts ne sont pas d’accord avec vous, en partant du Corriere, jusqu’à la Confindustria [équivalent italien du Medef, donc traditionnellement plutôt d’accord avec le gouvernement, surtout quand il est de droite], vous ne pensez pas que c’est là le signe d’un échec pour vous ?"

S.B : "Mais au contraire. Je pense que nous avons fait une politique sociale importante, qui a concerné non les intérêts de quelques privilégiés, mais les intérêts de tous les italiens. Une politique qui a fait augmenter le nombre d’emplois, à l’inverse de ce qui s’est passé dans toute l’Europe, une politique où nous sommes arrivés, dans un moment de difficultés économiques dans tout le reste de l’Europe, à ne pas augmenter les impôts et à ne pas mettre les mains dans les poches des italiens, et même, à augmenter les retraites pour 1851 000 retraités, à qui la gauche n’avait pas pensé, et à combler ce fossé, ce déficit d’infrastructures que nous avions hérité du passé, avec l’ouverture de 71 chantiers, avec la mise en circulation de plus de 140 000 milliards de l’ancienne Lire, contre les 14 milliards de la gauche pendant ses cinq ans de gouvernement. Nous avons donné une preuve de capacité opérative de plus de 10 fois celle de la gauche."

L.A : "Et alors ?"

S.B : "Et alors il se passe que nous avons quasiment réussi à faire un miracle…"

L.A : "… mais la Confindustria ne l’a pas compris ?"

S.B : "Mais le président de la Confindustria n’est pas la Confindustria. Moi j’ai des rapports avec des centaines d’associés à la Confindustria, dont entre autres les entreprises publiques (…), je parle avec tous ces présidents etc., et ils me disent que… un entrepreneur a le devoir d’être optimiste, parce qu’en diffusant, comme le fait la gauche, du pessimisme et…"

L.A : "… ce que vous dîtes signifie que Montezemolo [président de la Confindustria, l’homologue de Laurence Parisot donc] ne représente pas la Confindustria."

S.B : "Non, Montezemolo est le président de la Confindustria, ce n’est pas vrai qu’il est contre nous, parce que ce « ce n’est pas vrai » signifie exagérer certaines déclarations qu’il a faites, en indiquant également ce que doit être le programme d’un futur gouvernement, auquel nous répondons pratiquement à 100%. Il n’est pas une demande de la Confindustria censée, et ils ont fait des demandes censées, que nous n’ayons pas écoutée et transformée en mesure effective de gouvernement."

L.A : "Mais monsieur le président, il y a des chiffres de la Confindustria qui soulignent que l’Italie est économiquement figée. Sur ce point là, je n’ai pas réussi à comprendre, dans toutes vos interventions télévisées comment vous pouvez dire…"

S.B : "… alors si vous me donnez une minute, sans m’interrompre, je vous l’explique."

L.A : "D’accord."

S.B : "Alors, l’Italie… notre gouvernement, a fait mieux que le gouvernement de la gauche. Parce que le gouvernement de la gauche, dans un moment d’expansion économique, a développé une politique qui a porté l’Italie a un taux de croissance…(…)"

[Berlusconi tente d’expliquer ses raisons, mais Annunziata l’interrompt sans cesse.]

"Vous me laissez parler maintenant. Maintenant vous me faîtes la courtoisie de me laisser parler, sinon je me lève, et je m’en vais. C’est clair ? Vous m’avez posé une question. J’exige que vous me laissiez répondre."

L.A : "Que vous vous leviez et que vous vous en alliez est une chose que vous ne pouvez pas dire."

S.B : "Sinon je me lève et je m’en vais, et cela restera comme une tâche dans votre carrière professionnelle. Alors vous m’avez posé une question, vous me faîtes la courtoisie de me laisser répondre ? VOUS M’AVEZ POSE UNE QUESTION ET VOUS NE M’AVEZ PAS DONNE LE MOYEN DE VOUS REPONDRE. VOUS M’AVEZ DEMANDE, POUR QUELLE RAISON LE DEVELOPPEMENT ITALIEN…"

L.A : "… monsieur le président, retirez le discours sur « je me lève et je m’en vais."

S.B : "Je me lève et je m’en vais… si vous ne me laissez pas répondre… SI VOUS… vous ne pouvez pas me dire ce que je dois faire."

L.A : "Ni vous à moi. Il y a des règles dans le monde journalistique. Je vous demande de ne pas dire que vous partez parce que ce n’est pas là le point."

S.B : "Je peux dire ce que je veux et vous ne pouvez pas m’empêcher de dire ce que je veux. Ca, vous voyez, montre bien que vous êtes de gauche. Vous pensez décider aussi pour les autres, alors que moi je suis un libéral, et je dévide seulement pour moi-même."

L.A : "Vous ne pouvez pas dicter les règles… Vous n’êtes pas habitué à avoir des discussions avec les journalistes."



S.B : [Il se lève] "Très bien, au revoir Madame. Si vous ne me faîtes pas parler, je vous salue. Tous mes compliments, vous avez illustré comment se comporte une personne qui a des préjudices et qui est à gauche. Je peux vous dire une chose ? Vous devriez avoir un peu honte de la manière dont vous vous êtes comportée."

L.A : "Vous ne savez pas parler avec les journalistes monsieur le président."

S.B [en quittant le plateau] : "Aurevoir… je vous remercie… la Rai est contrôlée par moi ?"



FIN DE L'EMISSION



Alors comme je vous le disais en introduisant cette retranscription, le départ prématuré de Berlusconi a fait beaucoup de bruit dans le petit monde politico-médiatique italien, friand de ce genre d’ « évènements ». Personnellement, je ne vais pas trop commenter ce que je considère comme une anecdote. Je pense juste que Lucia Annunziata n’aurait pas dû entrer dans le jeu de Berlusconi en lui demandant de retirer ses menaces de départ.

Au-delà de tout ça, donc, je trouve cette interview extrêmement intéressante du point de vue de la rhétorique.

Déjà, parce que c’est bien la première fois depuis le début de la campagne électorale qu’une journaliste arrive à bloquer le président du Conseil sur ses sempiternels monologues des 33 réformes entreprises par son gouvernement, des magouilles de la gauche, et des chiffres sortant d’on ne sait où, et prouvant les bons résultats du gouvernement (et je parle pas du rôle de martyr qu'endosse systématiquement Berlusconi, se plaignant du peu de place accordé à sa formation politique dans les médias... pas la peine d'en dire plus, on connait bien ça en France avec Le Pen). Je vous assure qu’on a le droit à ce discours en boucle depuis deux mois. Là, Annunziata tente d’avoir des réponses précises à des questions tout aussi précises.

C’est donc la première fois qu’une journaliste n’est pas réduite au rôle de faire-valoir du président du Conseil, rôle consistant à poser des questions pseudos provocs’ pour, en réalité, le mettre en avant. Franchement, laissez-moi vous dire que ça a fait du bien au démocrate qui dort en moi (ou plus précisément, qui a « été endormi » après cinq mois et demi de vie en Italie !).

Le monologue déguisé, exercice auquel est habitué Berlusconi, n’a pas été possible dans cette émission, car la contradiction a été réelle. Certaines phrases comme "je vais vous dire moi ce que je voudrais que vous demandiez ou j’aimerais que vous me demandiez" en disent long sur sa conception du rôle du journaliste : à la botte (italienne, forcément !) du politique.

Quand contradiction il y a, elle est automatiquement cataloguée comme partisane (ce qu’on voit bien dans cette interview : "Moi je voudrais expliquer aux téléspectateurs que j’ai une interview de la part d’une journaliste qui a un fort préjudice par rapport à mes positions politiques, et qui est une journaliste d’expression absolue, organique, de la gauche."). Et quand bien même la contradiction est partisane, elle n’en demeure pas moins inadmissible.

En effet, dans la conception berlusconienne de la démocratie, l’opposition n’est pas une autre force politique avec qui discuter et s’affronter, mais un ennemi à abattre à tout prix. En l’occurrence, le mal absolu est incarné par les communistes. Berlusconi en voit de partout. C’est sa grande théorie du « complot rouge » (qu’il a réussi à ressortir dans l’interview : "Il y a un conflit d’intérêts en Italie, qui est gigantesque. C’est celui des coopératives rouges qui obtiennent la protection des mairies rouges, qui font des profits importants et qui ne payent pas d’impôts, et qui, avec ces bénéfices soutiennent les partis rouges. Et quand il y a des combines avec des organisations criminelles et autres, ils ont des magistrats rouges qui étouffent toutes les procédures dirigées à leur encontre").

Prodi ne s’est d’ailleurs jamais privé de plaisanter à ce sujet : « Berlusconi peint toute l’Italie en rouge. Désormais, même voir passer une Ferrari le dérange » («Dipinge tutta l'Italia di rosso. Ormai lo disturba anche vedere passare una Ferrari», phrase prononcée le 11 février, à la convention de l’Unione).

Ce qui m’a frappé également dans cette interview, c’est le contraste entre les avalanches de chiffres dont est capable de nous submerger Berlusconi (le débat aussi en est une parfaite illustration : pas une intervention sans donner de chiffres), et la « précise imprécision » dont il peut faire preuve quand il se retrouve face à une de ses contradictions. Il est par exemple très fort lorsqu’il s’agit de faire dire à une personne le contraire de ce qu’elle a déclaré officiellement, surtout quand il s’agit de critiques (dans l’interview, c’est frappant quand il parle du président de la Confindustria : "Mais le président de la Confindustria n’est pas la Confindustria. Moi j’ai des rapports avec des centaines d’associés à la Confindustria, dont entre autres les entreprises publiques (…), je parle avec tous ces présidents etc., et ils me disent que… un entrepreneur a le devoir d’être optimiste, parce qu’en diffusant, comme le fait la gauche, du pessimisme et… ").

La méthode est simple : en nuancer les propos jusqu’à les déformer, et si ça ne suffit pas, sortir le joker imparable qui consiste à ignorer la personne incriminée, en affirmant qu’elle n’est pas sérieuse, ou, comme c’est le cas ici, qu’elle ne représente pas son groupe (même si elle le préside), et que, au contraire, les « centaines de personnes » travaillant dans le groupe pensent différemment de leur représentant.

Et tant qu’à faire, conclure en disant que « puisque toutes ces personnes pensent comme moi », c’est bien la preuve que « je pense comme toutes ces personnes ». C’est le fameux serpent qui se mort la queue, aussi appelé méthode Coué (et je ne parle pas de l’autre idiot de TF1 !). Berlusconi s’enfonce systématiquement dans ses contradictions (un autre exemple d’entêtement incroyable est l’histoire de l’altercation que Berlusconi avait eue avec le député allemand Martin Schulz au parlement européen, quand il en était le président. La vidéo de cet épisode est disponible sur ce lien. Pour ceux qui comprennent l’italien, c’est vraiment hallucinant… Allez-y aussi si vous comprenez l'allemand, parce qu'il y a toute la partie où le député Schulz parle qui vaut le coup d'être vue).

Les chiffres ont donc une importance toute relative dans la rhétorique berlusconienne.

A propos de chiffres, et pour aborder le dernier aspect de notre enquête sur le charisme berlusconien, à savoir son comportement, il s’est passé quelque-chose de tout à fait étonnant pendant le débat.

Dès que Berlusconi citait un chiffre – c’est-à-dire tous les cinq mots –, il l’écrivait systématiquement sur des feuilles placées devant lui. Et pendant qu’il parlait, il traçait sans arrêt des lignes géométriques entre les chiffres, sur ces mêmes feuilles. Stress ? Peur d’en oublier ??... C’est mal connaître Silvio !

A mon avis, il s’agissait plutôt d’une technique de communication, mise au point par les « spin-doctors » de Berlusconi (les fameux conseillers en communication venus des Etats-Unis), pour donner une impression de clarté à un discours qui ne l’était absolument pas, et face à un Prodi que tout le monde attendait flou et bafouillant.

Pour le coup c’est raté, parce que c’est exactement le contraire qui s’est passé. Prodi a été d’une clarté étonnante, et Berlusconi a donné le sentiment d’être crispé sur ses papiers, et donc mal à l’aise. Pendant le débat, il était sincèrement plus occupé à dessiner sur ses feuilles qu’à regarder le téléspectateur. Toute hypothèse relative au stress étant inconcevable (il n’y a pas plus à l’aise devant une caméra que Berlusconi), j’ai du mal à concevoir que lui et son staff aient mis en place cette méthode juste avant débat, sans jamais la tester auparavant. Faire une telle erreur quand l’enjeu est si important est surprenant…

Le malaise du président du Conseil pendant ses réponses était évident. Il s’est aggravé à la fin du débat, pendant l’ « appel directs aux électeurs » que les deux candidats devaient exprimer. En effet, Berlusconi s’est alors trompé de caméra, et a parlé pendant une bonne minute en regardant un autre endroit du studio, situé sur la droite de l’écran. Une erreur de débutant ! Heureusement pour lui, le réalisateur a rattrapé le coup en changeant la prise de vue, ce qui était normalement interdit par le règlement décidé par les deux coalitions (mais personne ne s’est plaint).

Cela parait vraiment incroyable qu’un pro de la télévision comme Berlusconi ait pu à se point se fourvoyer… Mais c’est pourtant bien ce qui s’est passé.

Alors autant vous dire que tout cela a fait le jeu de Prodi, qui lui, mis à l’aise par les premières questions portant sur l’économie (c’est son domaine), s’est comporté en bon professeur universitaire (d’économie donc) qu’il est à la base. Un discours simple, des idées précises et surtout une pédagogie impeccable ont surpris tout le monde.

Le résultat de ce débat est donc sans appel : comme en 1996, tous les sondages donnent Prodi vainqueur du « duel » télévisé (en 1996, l’élection avait alors été remportée par Prodi).
Même à droite quelques critiques se font entendre, les alliés Fini (pour l’Alleanza Nazionale) et Casini (pour l’UDC), sentant peut-être le vent tourné, ont l’air de se démarquer un peu de leur « chef ».

Mais ça c’est une autre histoire !

A suivre…

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